
11 Jan Naissance de Marcel : Peace, love and placenta
Ce matin-là, je me réveille à l’aube avec des sensations qui ne trompent pas. La métamorphose a commencé, je sens des petits papillons qui me chatouillent le ventre.
Nous sommes au mois de mars, cela nous mène en novembre. Je suis contente, l’automne est une belle saison pour donner naissance. Il y a encore d’agréables journées pleines de couleurs, comme si la nature voulait nous montrer une dernière fois toutes ses richesses avant l’hiver. Et puis j’aime l’idée de m’isoler bien au chaud avec bébé durant ses premiers mois.
Voilà donc que j’entame un nouveau journal de bord, celui qui gardera la trace détaillée de mes ressentis tout au long de cette grossesse. Mais alors que la première avait été magique, je redoutais celle-ci. Et si j’avais eu de la chance ? si ça ne se passait pas aussi bien que la première fois ? J’apprends que les sages-femmes qui m’ont suivies pour ma première grossesse ne travaillent plus à L’Arche de Noé (Maison de Naissance à Namur). Je suis bouleversée, je les appréciais beaucoup. C’est comme si une partie de l’histoire de la naissance de Nicole s’était envolée. Et là, je me rends compte que ce n’est finalement pas une mauvaise chose. Je ne peux pas revivre une deuxième fois la même histoire. Ce bébé aura la sienne, à lui.
Les semaines passent et je me surprends régulièrement à oublier que je suis enceinte. Mon quotidien est bien rempli à présent. Le travail à la fromagerie, notre petite Nicole pleine de vie qui grandit… Je n’ai pas le temps de penser à cette grossesse, de me connecter à mon bébé. Je me sens coupable et j’ai souvent peur aussi. Je me dis que ce bébé n’aura pas envie de rester là où il est alors que je ne fais pas attention à lui. Et puis je suis épuisée. Le cortège des petits maux de grossesse qui m’assaille continuellement, le boulot, l’aventure de l’allaitement qui se poursuit avec Nicole, cette sinusite que je traîne depuis des mois… tout ça m’exténue. Je me demande si je vais y arriver. Comment je vais faire une fois que bébé sera là ? Je ne suis pas très vaillante, je traine la patte, mes journées me paraissent pénibles. Je me dis que je ne tiendrai pas neuf mois comme ça.
Heureusement, une fois ces fameuses fatigues quelque peu dissipées, je réalise que tout va bien. On s’organise mieux, la fromagerie fait peau neuve grâce à l’installation de nouveaux équipements : de quoi nous faciliter le travail et nous libérer du temps. Ma sage-femme me recommande une série de petits remèdes naturels, un élixir floral pour m’aider à lutter contre la fatigue, je prends le temps de lire, de dessiner, de bricoler, et rapidement, je me dis que c’est vrai, rien n’est pareil, tout est différent, mais la sensation de créer la vie reste extraordinaire !
Un soir de câlins avec Nicole, elle pose au hasard sa petite main sur mon ventre avec une tendresse si touchante qu’elle me parcourt de frissons. Oh ma petite fille, mon amour. Elle ne sera bientôt plus la seule, l’unique, le centre de toute notre attention. J’ai l’impression de la trahir un peu. Intérieurement, je lui demande pardon. Parce que si ce deuxième enfant est un choix pour Julien et moi, qu’en est-il pour elle ? Je réalise qu’on va bientôt devoir faire le deuil de cette relation exclusive, rompre avec ces 22 mois de tête à tête, se défaire un peu de notre histoire fusionnelle qu’on a nouée tous les trois.
Arrive la fin du 3ème mois et l’envie d’un accouchement à domicile se profile à l’horizon. Une des sages-femmes qui nous suit à la Maison de Naissance accompagne également les AAD (accouchement à domicile), je me dis que c’est une chance. Je ressens le besoin de donner naissance chez moi, entourée des seules personnes que j’aime et que je veux auprès de moi pour vivre cette extraordinaire traversée. Se retrouver dans un environnement intime et familial contribue certainement à susciter le côté primitif, instinctif de la naissance. Dimensions qui, j’en suis convaincue, favorisent le bon déroulement de l’accouchement. Il est vrai que je me suis sentie comme chez moi à L’Arche de Noé pour la venue de Nicole. J’y ai trouvé la sérénité, le respect, la confiance, un soutien sans faille et une chaleur enveloppante pleine d’amour. C’était absolument merveilleux. Mais à présent, je ne me vois pas quitter le nid familial pour aller accoucher ailleurs. Je me sens bien ici. C’est notre lieu de vie, de travail, là où Nicole grandit. Julien est bien sûr tout aussi convaincu par l’idée. C’est clairement ici qu’on imagine donner naissance à notre bébé. Pourtant, j’entends déjà les mises en garde alarmantes de l’entourage, probablement peu informé sur la question. Vais-je devoir me heurter à leur incompréhension ? Je décide de rester vague, laissant croire que mon projet est d’accoucher à L’Arche de Noé.
On me demandera peut-être pourquoi refuser la sacro-sainte péridurale, cette analgésie miraculeuse qui a pourtant libéré les femmes de tant de souffrance. Une libération ? vraiment ? Je ne suis pas contre la péridurale. Elle doit évidemment rester une option pour toutes les femmes qui la souhaitent et qui en ont besoin. Je regrette juste que l’on ne nous informe que trop peu sur ses conséquences et que trop souvent, la pose de la péridurale ne soit pas le résultat d’un vrai choix éclairé.
Si je ne suis ni anti-féministe, ni masochiste, ni contre les progrès médicaux, je suis juste une maman qui s’intéresse beaucoup à la question de la naissance et aux manières de repenser l’accouchement dans un meilleur respect de la mère, de l’enfant et du partenaire. Sujet qui me passionne tout autant qu’il me révolte. Non, un accouchement à domicile n’est pas plus heureux, réussi ou préférable à un autre, et au fond, la question n’est pas de savoir pourquoi je veux accoucher à la maison. L’important est que cela fasse sens pour moi, pour nous, Julien et moi.
Si il existe des accouchements qui se déroulent parfaitement bien en structure hospitalière, dans le respect, la bienveillance, et qui laissent des souvenirs inoubliables à de nombreux parents, la culture médicale demeure traditionnellement interventionniste et la surmédicalisation semble continuer de dominer les naissances dans nos maternités modernes. Surmédicalisation et techniques routinières induisant malheureusement souvent des effets iatrogènes en série : péridurale, monitoring continu, mobilité limitée, hormones synthétiques, contractions artificielles, poussées dirigées, stress, épisiotomie, forceps, ventouse, césarienne…
Même si ces pratiques tendent à être remises en question chez certains praticiens, on continue par exemple d’interdire à la parturiente qui s’apprête à donner la vie de manger ou de boire durant de nombreuses heures de travail éprouvantes. Quelle hérésie ! Il demeure également courant de lui imposer la position dite « gynécologique » : couchée sur le dos, pieds dans les étriers. Une posture et une immobilité qui, en plus d’accentuer la douleur, ne permet pas au bébé de descendre et/ou de se placer des plus facilement dans le bassin. On pratique des épisiotomies sans prévenir, des révisions utérines préventives, on explique peu ou pas du tout les actes qui sont posés, les soins administrés…
Dit-on aux femmes enceintes que la péridurale à elle seule augmente de manière significative les taux d’épisiotomie, d’extraction instrumentale, de césarienne ou d’hémorragie de la délivrance ? A mon sens, elle est trop souvent présentée comme la panacée. Ce qui est à questionner sérieusement, c’est que bon nombre de ces actes médicaux ne sont pas justifiés voire pire, pas toujours consentis par les patientes elles-mêmes. Ce sont des violences obstétricales. Elles doivent êtres dénoncées.
Mais à qui tout cela profite-t-il ? médecins ? industrie pharmaceutique ? lobbies ? L’hôpital n’est-il plus qu’une industrie parmi d’autres ? Quoi de plus normal dans une société capitaliste où l’ultralibéralisme bat son plein. Les maternités modernes tendent à devenir des usines dont l’ambition technico-productiviste considère notre utérus comme une source de profit soumis à toujours plus de rendement. Notre corps est instrumentalisé dans une prise en charge consumériste et aliénante. On doit accoucher vite, dans les créneaux des équipes médicales toujours plus réduites : une sage-femme pour trois femmes à la fois. Il faut optimiser le taux d’occupation des lits. On ne compte plus les déclenchements abusifs et nons justifiés ou dits « de convenance ». Comment, dans ce contexte, ne pas se soumettre aux protocoles imposés ? Comment laisser place aux dimensions sociales, affectives, intimes ? être à l’écoute des individualités, du cas par cas ? Comment laisser place à la liberté, à l’autonomie ? faire en sorte que la femme puisse se laisser aller aux sensations de son corps, déployer ses ressources ? Comment respecter sa physiologie, son ryhtme ? faire valoir ses compétences à donner naissance, ses intuitions, sa puissance ? Et surtout… comment accepter l’imprévisible, fondement pourtant inextirpable de l’enfantement depuis que le monde est monde ?
Et la sécurité dans tout ça, Adèle ? Holly shit ! L’accouchement n’est pas une pathologie et on n’encourt pas plus de risques en accouchant chez soi. Les grossesses aujourd’hui sont encadrées, suivies, surveillées. Pour accoucher en Maison de Naissance ou à domicile, une grossesse doit répondre à toute une série de conditions. Ainsi, il y a une sélection en amont de celles qu’on considère «à risques» ou pathologiques. Et si, malgré tout, une complication survient, un transfert vers l’hôpital le plus proche est organisé. Simplement. Les sages-femmes ne prennent aucun risque. Je dirais même que l’accouchement à domicile offre une sécurité en plus : la sécurité affective ! Et à mes yeux, elle est tout aussi importante.
Entendons nous bien, si je semble être réfractaire à la médicalisation lorsqu’elle ne s’avère pas nécessaire, le désir de désinstitutionnaliser mon accouchement ne signifie pas le rejet même de la fonction hospitalière ! Je reconnais évidemment que, au cours d’une grossesse et/ou d’un accouchement, des circonstances adviennent où l’intervention et les techniques médicales deviennent nécessaires. Vitales. Ce que je déplore par contre farouchement, c’est cette culture du risque, les interventions pratiquées inutilement au nom de la prévention, les protocoles routiniers, le non respect de la physiologie, le manque cruel d’accompagnement et le trop peu de place accordé aux choix éclairés de la (future) maman.
Alors, la sécurité ? Pour moi, elle se situe dans la confiance sans faille que j’accorde à mes sages-femmes, à la reconnaissance de leur savoir-faire et de leur expérience. Être sûre qu’elles sauront prendre les décisions justes et justifiées au bon moment, tout en respectant mes choix. Confiance nourrie par une vision commune de la grossesse et de l’accouchement.
Jusqu’en 2005 aux Pays-bas, 30% des femmes accouchaient encore chez elles. En 2013, l’organisation Cochrane concluait : « Des études observationnelles de plus en plus fiables suggèrent que l’accouchement planifié à l’hôpital n’est pas plus sûr qu’un accouchement planifié à domicile assisté par une sage-femme expérimentée avec la collaboration d’un soutien médical, mais peut conduire à un plus grand nombre d’interventions et à davantage de complications ». Et encore : « Pour des accouchements dont les conditions sont comparables et pour une clientèle sélectionnée présentant des bas risques de complications, les taux de mortalité et de morbidité périnatales sont égaux ou légèrement inférieurs à domicile (Peat, Marwick, Stevenson & Kellog, 1991 ; Janssen, Holt, Myers, 1994 ; Olsen, 1994 ; B.C Home Birth Demonstration Project, 2000).»
« Nous ne pourrons pas changer le monde sans changer la façon de venir au monde. » Michel Odent
Alors donc que mon souhait d’accoucher chez moi continue de se concrétiser de mon côté, les consultations se poursuivent à L’Arche de Noé. Je me sens bien là-bas. Les sages-femmes sont très à l’écoute, sensibles, douces et bienveillantes. Je peux librement leur parler de mes ressentis, mes craintes, mes désirs et elles parviennent rapidement à solutionner mes petits maux. J’attends nos rencontres avec beaucoup d’impatience. Souvent, c’est un moment que je savoure avec Julien. Un instant qui nous permet de déconnecter de notre quotidien. Ne fût-ce que sortir de chez nous, s’installer pour une heure dans un petit fauteuil confortable, prendre contact avec le bébé, écouter son coeur qui bat, et souvent aussi j’avoue, pour : « vider mon sac ». Parce que ces rencontres sont aussi l’occasion de parler de soi, du couple, de l’arrivée du bébé dans la famille et d’aborder des sujets qui sortent du domaine de la grossesse à proprement parler. C’est si important à mes yeux. C’est ce qui permet de tisser une relation de confiance avec la sage-femme, de poser de manière claire mes propres attentes, et de pouvoir ainsi compter sur un vrai soutien.
Me voilà déjà à la moitié de ma grossesse. Cette fois, ça y est. C’est la parfaite harmonie. La fusion totale. Mon bébé est en moi et pourtant, c’est lui qui me porte. Mes idées fusent dans tous les sens, je me sens bien (quoique toujours aussi fatiguée). Je lance de nouveaux produits en fromagerie, j’entreprends la confection d’un géant rideau tissé en macramé, je fabrique des bougeoirs et une petite amulette d’herbes et de pierres pour l’accouchement, Michel Odent continue d’accompagner mes passionnantes lectures…
Un soir, il me prend l’envie de relire mes carnets de grossesse. Me voilà propulsée trois ans en arrière. Souvenirs d’un autre temps ! J’écrivais que même avec des enfants, je ne deviendrai jamais cette « adulte » au sens d’un individu « stable », « responsable », « rationnel »… Oh que tous ces mots me sont réfractaires. Je resterai telle que je suis. L’amour en plus. Mais je continuerai de danser sur de la drum n’ bass, discuter jusqu’à pas d’heures avec les potes et me refuserai formellement aux brunchs du dimanche. Je ris. Que tout ça me parait loin maintenant. C’est aussi là que je réalise à quel point avoir un enfant m’a transformée. Métamorphosée. Libérée aussi. Beaucoup. Je me sens comme accomplie.
Ces neufs mois vont passer vite, j’essaie d’en profiter. Prendre le temps de masser tous les soirs ce ventre qui commence à se tendre doucement, prendre quelques photos. On a choisi les prénoms et j’ai déjà presque terminé le dessin du faire-part de naissance. J’ai l’intime intuition que c’est un garçon. Petit à petit se construit un avenir nouveau et je savoure cette découverte à la fois magique et mystérieuse d’un être qui devient de plus en plus « autre ». La métamorphose qu’est la grossesse est un processus tellement troublant, une sorte de rêverie intérieure si intime et immense à la fois. C’est dingue les changements que cet état opère sur mon corps, les chamboulements qu’il provoque dans mon esprit. Bouleversements desquels émerge petit à petit la projection imaginaire de mon bébé à naitre… que j’aime déjà tant.
Le plus étonnant dans une grossesse, c’est de se sentir partagée en permanence entre deux états d’être. Puissance et vulnérabilité, légèreté et abattement, force et fragilité, plénitude et désespoir, rires et larmes, confiance et incertitudes, plaisirs et tourments. Un cheminement paradoxal à l’issue duquel a lieu la plus merveilleuse des rencontres, mais qui est aussi une forme de séparation. L’équilibre dans tout ça ? Un amour inconditionnel.
5ème mois. Plus qu’une semaine avant la fermeture de la fromagerie. Trois semaines. Trois semaines pour faire du gros rangement, me reposer, profiter des dernières vacances avec Nicole comme fille unique… Oh mon amour chéri. Trois semaines pour se faire plaisir aussi. La fatigue m’assomme encore et toujours. Fuck off. J’en ai marre. J’en pleure parfois. Je ne sais pas d’où elle vient, mes examens sanguins sont excellents. Je commence à me résoudre au fait qu’elle va me terrasser jusqu’à la fin. Je me surprends de plus en plus souvent à entrer dans des états de colère noire pour des broutilles, je ne comprends pas bien ce qu’il se passe. Je me sens comme une lionne en cage, seule et incomprise. Je décide de mettre ça sur le compte des hormones et de la fatigue et m’efforce de m’organiser pour pouvoir me reposer, me poser, évacuer toute cette rage. Je commence à me projeter beaucoup dans la naissance, ça m’apaise beaucoup.
Imaginer le jour J.
Rêver.
Ca me fait tellement de bien.
Je commence même à nidifier, à rassembler quelques affaires, à faire des listes… je continue de lire beaucoup aussi. La ferme est également rythmée par cette même atmosphère : c’est le temps des naissances aussi pour les brebis. J’aime les observer. Je me demande à quoi elles pensent. Quand nos regards se croisent, j’ai parfois l’impression que quelque chose se passe. Comme si elles savaient. C’est étrange mais je me sens proche d’elles. Je me dis que finalement, on n’est pas si différentes. Quelque part, ça me ramène à mon animalité.
Dans quelques jours, nous avons un rendez-vous à la Maison de Naissance. J’ai hâte mais je redoute un peu aussi. Nous allons parler avec notre sage-femme de notre projet d’accoucher chez nous, et de notre souhait qu’elle nous accompagne dans l’aventure. Je ressens encore quelques appréhensions, parce que si une nouvelle porte s’ouvre sur cette naissance, c’est celle de la L’Arche de Noé qui se ferme, et la nostalgie de mon premier accouchement est palpable.
Les semaines suivantes se déroulent sans trop d’encombres. Hormis un tsunami d’émotions provoqué par quelque révélation familiale qui va extrêmement me chambouler, je parviens vaille que vaille à rester dans ma bulle. On est lancés plus que jamais dans notre projet d’accouchement à domicile, Noémie et Caroline, nos deux sages-femmes, semblent contentes de nous suivre dans l’aventure. De mon côté, ma démarche s’alourdit. J’aime bien mater mon gros bide dans le miroir. Mes redondances ont toutes les excuses. Le petit berceau cododo est déjà installé près de notre lit, je me réjouis tellement d’y voir gigoter un petit bébé tout chaud. Nicole semble comprendre de plus en plus ce qu’il se passe. « L’est go le bébé maman ! » dit-elle en caressant mon ventre. Elle me demande parfois qu’on feuillette ensemble l’album de sa naissance. Regarder des photos d’elle bébé. je me dis que ça peut l’aider à la préparer à la venue de son petit frère ou de sa petite soeur, à la rassurer sur sa place dans la famille et l’amour qu’on lui porte…
Fin septembre. On ne peut pas dire que j’arbore une forme éblouissante. Je suis énorme. Lourde. Encombrante. Mon dos est douloureux, mon bassin semble se disloquer, je crois que cette fois j’en ai ras-le-bol. Ju doit aussi commencer à en avoir marre de m’entendre geindre et soupirer à plein poumons à chaque fois que je tente de me retourner dans le lit. Et oui, c’est la fin de grossesse. J’ai beaucoup de mal à continuer le boulot au même rythme, je sens que je ne peux plus rester debout très longtemps. Que je force. On m’aide beaucoup en fromagerie, c’est maintenant Julien qui gère au magasin et même si c’est culpabilisant et difficile pour moi de déléguer, je sais, je sens qu’il faut que je lève le pied. Je réalise que j’ai une chance inouïe de pouvoir le faire, d’être aidée, même si c’est pas facile à assumer.
Lorsqu’on se retrouve le soir avec Ju, on parle pas mal de la naissance, de l’accueil de ce bébé qui va inévitablement chambouler nos vies à tous les trois. Si il reste des énigmes évidentes sur comment nous allons gérer tout ça au quotidien, il y a quand même moins de doutes, moins de craintes. Ces presque deux années avec Nicole nous ont permis de défricher le chemin -loin d’être simple !- de la réflexion sur les rapports parents-enfants, de nous outiller à contribuer au mieux à leur épanouissement, à ce qu’ils se sentent bien dans leur peau… On a également appris à repousser certaines de nos limites, à moins dormir, l’allaitement n’a désormais plus beaucoup de secret pour moi… Surtout, ces deux années nous ont montré combien la parentalité se construisait à deux. Je sens qu’on est unis, concernés autant l’un que l’autre par ces prémices de la vie à quatre. On se sent prêts – autant qu’on peut l’être – et on a hâte.
Mes nuits sont rythmées par des rêves puissants et interminables. Des rêves si pénétrants qu’il est difficile de s’en extraire le matin au réveil. J’ai parfois l’impression de vivre dans deux mondes qui se chevauchent : une vie réelle, une autre onirique. Ces rêves sont pour la plupart imprégnés d’ambiance de naissances et d’accouchements. Tantôt doux et apaisants, tantôt absolument terrifiants, absurdes ou même morbides, certains me transportent dans les mondes de mon enfance, font ressurgir des souvenirs enfouis. Il n’y a pas de doute, on se rapproche…
37ème semaine. Ca y est, nous y sommes. On a désormais rempli toutes les conditions pour vivre cette grande aventure chez nous. Le dernier rendez-vous avec Noémie à la maison de naissance était magique. C’était le soir, il faisait noir dehors. On venait de passer à l’heure d’hiver, ça nous mettait dans une ambiance particulière. Installés dans le petit pavillon annexe, j’ai eu l’impression qu’on était tous joyeux et détendus. On a pas mal partagé et je me suis sentie totalement libérée des dernières craintes et réticences. Je me sens sereine, confiante et heureuse. Je me réjouis de cette grande traversée qu’on va partager ensemble.
Avec Julien, on finalise les derniers préparatifs, on fait le point sur l’organisation du jour J. Et puis à cette effervescence palpable viennent s’ajouter des soucis domestiques, des Nicole et des Julien malades, des inquiétudes sur mon arrêt de travail imminent en fromagerie, des nerfs qui lachent… sans doute quelques manifestations de peurs déguisées. Va-t-on réussir à traverser toute cette tempête qu’est l’arrivée d’un nouveau né ? Je ne réalisais pas que ma grossesse et la venue de ce bébé allaient autant impacter le travail à la ferme. Je culpabilise et me dis que je n’arriverai jamais à lâcher prise.
Quoi qu’il en soit, c’est parti. J’entre dans l’attente… On a passé la 10ème lune de ma grossesse. L’hiver se rapproche, il y a déjà eu les premières gelées, les brebis sont rentrées en bergeries, la ferme change de rythme. Je prépare des stocks de soupes et de galettes, et me mets à la broderie. J’ai du mal à rester plus de deux heures debout, je n’aurai pas terminé mon rideau tissé avant la naissance. Le temps commence à me sembler long. Je ne ressens pas plus de contractions que d’habitude, mais j’ai l’impression que mon ventre va exploser. Chaque soir, je m’endors en me disant… « peut-être cette nuit… peut-être demain… ». Je prends des photos de mon ventre. Les dernières ?
Jeudi 29 novembre. Le terme médical a été fixé le 30. Je suis contente parce que dimanche, j’ai pu profiter d’une belle journée de marché à l’occasion des Labours d’hiver. Je tenais beaucoup à partager ce moment avec Julien. Juste nous deux. C’est tellement rare. Le grand air m’a fait énormément de bien. Un temps bien frais comme je les aime, des braséros, du cidre chaud, une raclette-potée au chou délicieuse, des chevaux et des gens sympathiques. Bon, j’avoue, le soir-même, je ne savais plus marcher. Je décide donc dès le lendemain de ne plus répondre de rien. Faire ma flaque, lâcher les vannes l’esprit tranquille, mon corps bien reposé. Entre les nuits souvent difficiles de Nicole et mes fucking insomnies, je redoute un peu d’accoucher au terme d’une journée épuisante. Que la fatigue vienne tout ruiner. Je ressens le besoin de me déconnecter de tout. Alors que je m’attèle soigneusement depuis des semaines au rangement de la maison en vue d’accueillir bébé dans environnement sain qui respire, je décide de passer les deux prochains jours à ne rien faire du tout. Buller. Profiter en toute conscience de ce qui est et de ce qui arrive. Vivre pleinement ce temps de retrait, centrée sur moi-même, dans mon nid. Et puis, comme par hasard, ce lâcher prise me provoque quelques contractions assez intenses qui rythmeront toute ma journée. Je me dis que peut-être, bébé sera là avant demain. Je suis assez excitée à cette idée. La journée passe, mais rien ne semble s’intensifier, et la nuit reste calme. Me voilà un peu déçue, mais je prends ça pour un entrainement. Nous voici donc le 30 novembre, et je commence à m’impatienter. C’est une magnifique matinée : il neige ! Le premier agneau est né ! Voilà, ce sont donc les brebis qui ont ouvert en premier le bal des naissances…
Et puis, durant cette nuit du 2 décembre… je me retrouve au sommet d’une montagne. Il fait venteux, le ciel est rose vif. Anormal. Comme une ambiance de fin de monde. Je suis assise par terre, j’ai peur. Le sol est étrangement chaud. Presque trop. Des oiseaux énormes gravitent au-dessus de moi. En les observant mieux, je me rends compte que ce ne sont pas vraiment des oiseaux. Ils ont des têtes de monstres. J’essaie de fuir et me voilà que je cours. Mes pieds s’enfoncent dans le sol qui se dérobe, je suis dans de l’eau. Je nage. J’ai mal au ventre. Je n’arrive plus à avancer… Je me sens lourde, si lourde ! En fait, je me noie. Un oiseau-monstre s’approche et je comprends qu’il me veut du bien. Il me ramène au-dessus de la montagne. Je me retrouve au point départ, assise sur ce sol tout chaud. J’ai toujours très mal au ventre. Et puis je sens quelque chose qui me gêne sous mes fesses. C’est un oeuf. Je viens de pondre un oeuf. Je me demande s’il y a un bébé à l’intérieur… Je me réveille. J’ouvre les yeux au plafond, j’émerge lentement et regarde l’heure. Quel drôle de rêve. Encore un, me dis-je. Et là, une contraction me serre le ventre. J’en ai eu quelques-unes ces derniers mois, mais celle-ci est différente, puissante. Je réveille Julien, il est 3 heures du matin, la lune est presque pleine.
Voilà qu’on s’affaire, un peu excités, à préparer le salon, le lit pliant, les plastiques de protection, les draps, les coussins, à allumer les bougies et autres petites lanternes. Je m’étonne que tout soit prêt si rapidement. C’est que nous étions bien organisés. Tout est exactement comme je l’avais rêvé : un vrai petit nid qui donne envie d’accoucher. Pourtant, entre deux contractions, je reste dans l’incertitude. Je n’ose pas trop me réjouir, j’ai peur que tout s’arrête, comme l’avant veille.
Les contractions sont supportables, à intervalles d’environ 10 minutes. Ju se pose sur le lit pendant que je fais des roulements de bassin sur le ballon en face de lui. On papote, on rigole. Ce moment de complicité m’a marquée. Beaucoup d’amour entre Julien et moi. Nous vivons cet instant comme un autre, dans la simplicité, ponctué par les contractions qui viennent nous rappeler ce qu’on s’apprête à vivre. Lorsqu’elles se font plus intenses, le doute s’écarte peu à peu. Nous allons rencontrer notre bébé aujourd’hui. Je peux enfin plonger dans mon bain d’hormones et laisser les vagues m’envahir.
La douleur commence à s’intensifier. Je ressens le besoin de m’accrocher à Julien comme à un pilier dans la tempête. Il est mon gouvernail. Sa sérénité et son soutien sans faille m’inspire confiance. Je me sens enveloppée de son amour. Nous sommes debout tous les deux, moi toujours accrochée à lui. Entre chaque contraction, je reste étonnement assez connectée avec ce qui m’entoure. J’accueille les vagues et les laisse me remplir tout en vocalisant dans les graves. M’ouvrir, m’ouvrir, m’ouvrir. Il faut accepter de perdre de vue le rivage si on veut traverser l’océan. Je ne peux plus reculer. Juste vivre mon histoire…
« La douleur n’est pas là pour me casser, me meurtrir, ou me contraindre. Non ! Elle est là pour me guider, pour me montrer là où il faut que j’ouvre, là où il faut que je lâche. » Isabelle Brabant
Soudain, mon râle change. Ju me demande si je ne suis pas entrain de pousser. Je crois bien que si. Petit moment de panique, la sage-femme n’est pas encore là ! Je crie « Minooou appelle Noéééémiiiiie, toooouuut de suiiiite ! ». A travers un regard, on se dit qu’on va peut-être devoir vivre ça tous les deux. On s’encourage. Ca va aller Minou, on va y arriver. Tout va bien se passer. Il est passé 7h du matin. C’est Caroline, notre deuxième sage-femme, qui arrivera en trombe, suivie par Noémie quelques minutes après. Elles me disent de me calmer, d’écouter davantage mon corps et l’envie de pousser se fait moins forte. Petit moment d’accalmie, Caroline rentre chez elle, la naissance n’est finalement pas pour tout de suite…
Je m’apprête désormais à vivre une expérience des plus intenses. Il est 9h du matin. Une douleur qui dépasse l’entendement envahit chacune de mes fibres. Je me sens ravagée, transpercée, balayée. Jusqu’ici, j’accompagnais les contractions avec des « ôôôôôôômmm » qui m’aidaient à m’ouvrir, en toute conscience. Vocalises ponctuées par quelques « putain de merde » et autres noms d’oiseaux lorsque je perdais pied. Ici, la douleur est tellement inouïe que je m’abandonne complètement à elle. Je me laisser traverser, sans la retenir. Un lâcher-prise si profond que je me sens désormais incapable d’émettre le moindre son, d’effectuer quelconque mouvement. Je me laisse aller à une sorte d’instinct primal. Archaïque. Je suis dans un état de veille, mon cerveau ne pense plus. C’est mon corps qui s’exprime, seul. Je suis coupée de tout, enfouie à l’intérieur de moi-même. La douleur, bien que toujours présente, se transforme en autre chose, difficilement descriptible avec des mots. Une sorte d’état hypnoïde. Tout contact m’est insuportable. J’envoie chier tout qui pose sa main sur moi ou qui prononce un mot. La seule pensée qui me traverse à ce moment-là est que je me sens liée à toutes les mères du monde. Je donne l’impression de me reposer, alors que c’est juste un déchaînement de vie qui s’engage à une vitesse folle dans mon bassin. Je sens que bébé arrive, il est tout proche. Mon corps tout entier est pris dans un tourbillon d’une force folle et s’en vient la première poussée. C’est alors que Noémie comprend que la naissance est imminente. Elle téléphone à Caroline. « Changement de programme ! Viens tout de suite ! ». Je sens la tête de bébé arriver. Il est là. Ca va très vite. Le voilà qui glisse entre les mains de Julien qui le prend, regarde son sexe et m’annonce que c’est un garçon ! Je l’avais préssenti ! Il pose bébé sur moi, et là, un déferlement d’émotions m’envahit tout entière. Oh mon bébé. Ca y est. Je me sens pour la seconde fois dans ma vie, totalement noyée par l’amour.
Il est 9h30 du matin. C’est fou, hier soir j’étais encore enceinte, et me voilà mère à nouveau, humectant délicieusement ce doux parfum sucré d’un bébé à peine né.
Sur un air de « I’ve given » de Gonjasufi, la vie à 4 peut commencer… Je t’aime tellement mon petit Marcel <3