Une naissance heureuse – Nicole – 12 octobre 2015

Une naissance heureuse – Nicole – 12 octobre 2015

C’était un week-end d’hiver entre soeurs, Ju était en Suisse quelques jours pour son boulot. Ce matin-là, je décide de faire un test de grossesse, même si je sais que c’est un peu tôt. Depuis quelques jours, je n’ose y croire totalement mais je sens qu’il se passe quelque chose. Un tourbillon hormonal assez unique. Enfermée dans les toilettes avec le test sous les yeux, je vois la fameuse deuxième petite barrette bleue apparaître timidement. Elle est pâle, mais je la vois. Je reste un instant à la regarder, figée.  » Non, Adèle, tu déconnes, regarde mieux « . Je vérifie le mode d’emploi. Ma respiration s’accélère, et je ne peux m’empêcher de prévenir ma petite soeur.  » Viiiic ! Je crois que je suis enceinte ! « . Avant de m’emballer et de téléphoner à Ju, je décide d’aller faire une prise de sang. Mon taux d’HCG confirmera la nouvelle le lendemain matin. Hé ben ça, c’est un putain de cadeau d’anniversaire ! (j’avais eu 28 ans la veille). J’appelle Ju :  » Minooou ? Tu sais quoi ? On va avoir un béééébéééé ! « . J’oscille entre un sentiment de bonheur ultime mêlé à une sorte de vertige quasi abyssal. Une aventure de malade va commencer, j’ai l’impression de ne plus toucher le sol, j’ai du mal à y croire mais je ne suis déjà plus la même. Je me sens habitée et je n’arrête pas de penser à cette petite chose qui grandit en moi.

Bordel de merde, je suis enceinte !

Le terme est prévu pour le 10 octobre. De quoi profiter d’un bel été pour faire le plein de bons fruits et de légumes frais, de finir les travaux et de nous installer dans notre nouveau chez nous. Et puis l’idée de pouponner à l’entrée de l’hiver me réjouit. Je ne suis décidément pas une fille du soleil. Les premiers mois, un festival de symptômes m’assaillent en quasi permanence. Mais j’ai l’impression que le temps passe vite malgré tout. Les semaines filent à toute allure. Je fais des photos de mon ventre qui s’arrondit, je prends plaisir à inscrire dans un petit carnet ce que je ressens au fil des jours… J’adore être enceinte. J’apprends à apprécier mon corps, à me faire confiance, je me sens changer. J’aime le regard bienveillant que l’on pose sur moi, le fait de me sentir appartenir à cette minorité si unique des femmes enceintes. Les choses qui m’entourent prennent une autre importance, mon regard sur la vie, sur moi-même change, mais surtout – et peut-être pour la première fois de mon existence – je me sens exactement à ma place, exactement là où je devrais être. Comme si tout d’un coup, tout avait du sens. Je n’ai plus peur de rien.

Ces neuf mois sont rythmés par des consultations régulières avec un binôme de sage-femmes adorables : Maud & Evelyne, à la maison de naissance de Namur : L’Arche de Noé. La question du lieu du suivi de grossesse et de l’accouchement ne s’est pas posée très longuement. Je souhaitais – si toutefois bien sûr ma grossesse se déroulait sans encombre et dans les conditions exigées par la Maison de naissance – un accouchement naturel, physiologique, avec un accompagnement plus humain. Un accouchement  » comme à la maison  » mais avec un encadrement adapté. Je voulais un maximum éviter d’être dépossédée de mon rôle, d’être prise en otage par une surmédicalisation trop souvent injustifiée. Pour moi l’évidence me parait claire qu’une sage-femme a toutes les compétences pour accompagner une grossesse et un accouchement qui ne présentent aucun risque, et que le rôle des gynécologues et obstétriciens est de prendre en charge les complications et autres pathologies. Chacun son métier. L’un et l’autre se devant toutefois d’être complémentaires, dans l’intérêt de tous. Paradoxalement, les trois échographies obligatoires que j’ai passées en milieu hospitalier et qui étaient sensées me rassurer m’ont fait imaginer tout un tas d’anomalies mortifères potentielles. Même si c’était merveilleux de voir et d’entendre mon bébé, je ne pouvais m’empêcher de ressentir l’ambiance anxiogène des examens médicaux et de penser à tout ce qui pourrait ne pas aller…

La première visite à L’Arche de Noé m’a d’emblée convaincue. J’ai tout de suite su que c’était là que je voulais mettre au monde mon bébé. Je m’y sentais un peu comme chez moi. Le vieux carrelage d’époque, les petits fauteuils en osier, les murs imprégnés de souvenirs de naissances heureuses, les poules qui picorent dans le jardin, le grand tilleul protecteur qui surplombe la maison, la chaleur naturelle qui s’en dégage, la bienveillance de Maud qui nous a accueillis… un cocon quasi familial, bien loin donc de l’ambiance froide, impersonnelle et aseptisée des maternités classiques. Les ateliers, les préparations, les moments d’écoute et de questions avec mes deux sage-femmes me mettaient en confiance. (Il n’y a rien à faire, le tutoiement, ça change tout ! ). Au fil de nos échanges, je me sentais à l’aise, et surtout… comprise ! Quand j’y pense, c’est tellement unique cette relation qui s’instaure avec les sages-femmes. Cette intimité toute particulière, presque maternelle, alors même qu’on ne se connait pas. Le rôle de Ju dans cette aventure ne s’est pas limité à la satisfaction de mes envies en tout genre. On était deux à attendre ce bébé et on s’est préparé à deux.  » Si la mère porte l’enfant, le père, lui, porte la mère et l’enfant « . En plus du soutien moral et affectif inconditionnel qu’il m’apportait, on a beaucoup échangé sur notre identité de futurs parents, sur comment on envisageait les choses. Que ce soient nos discussions avec les sage-femmes pendant les consultations, nos échanges après nos participations aux ateliers, nos discussions autour de l’éducation, du portage, de l’allaitement, du co-dodo, de la place des sage-femmes dans le système médical, de la prise en charge des accouchements dans les maternités classiques versus les maisons de naissance ou à domicile, le visionnage de films et de documentaires sur la naissance… Ca nous a permis de construire une base commune pour accueillir ce bébé. Cette grossesse nous a donné l’occasion d’ouvrir un nouvel espace dans notre relation. Ca nous a beaucoup nourris.

Celui qui m’a également accompagnée tout au long de cette grossesse et qui a été une sorte de pilier, de repère, c’est le fameux livre d’Isabelle Brabant :  » Vivre sa grossesse et son accouchement – Une naissance heureuse « . Au fil de ma lecture, j’avais le sentiment de m’approprier totalement ma grossesse. Certains passages me prenaient quasi aux tripes.  » Mais oui… c’est exactement ça ! « . Ca me parlait. En plein dans le mille. Depuis le début, j’avais besoin de savoir que je pourrais faire mes propres choix en toute connaissance de cause, faire valoir mes compétences de femme dans cette épreuve, avoir une certaine liberté d’action dans cet événement rempli d’incertitudes qu’est l’accouchement. Je voulais éviter d’être aliénée, contrôlée, paralysée par une péridurale, qu’on m’injecte des produits sans me demander mon avis, qu’on me dise quoi faire et quand. Je me suis donc armée d’un maximum d’outils pour pouvoir traverser ça autrement, tout en restant ouverte à l’imprévu. Comme quand on part en mer… on se prépare à toutes les éventualités, même si on ne sait pas quel genre de tempête on va devoir traverser. Ce livre m’y a bien préparée. Bien sûr, j’ai eu l’ultime privilège de pouvoir vivre tout cela à fond, sans être obligée d’aller travailler tous les matins, comme la majorité des femmes y sont contraintes. J’ai donc pu me consacrer totalement à cette grossesse, à cette naissance, et à la préparation de la venue de bébé en toute sérénité. J’étais dans une sorte de bulle délicieusement magique, en connexion totale avec moi-même et ce petit bout qui grandissait dans mon ventre et que j’aimais déjà tellement.

Arrive le huitième mois de grossesse. Mes pieds me paraissent être à des années lumières de mes mains, j’ai l’impression de trimballer une cargaison de 300 tonnes, je me déplace comme une maman canard obèse, me retourner dans mon lit se révèle souvent être une épopée de longue haleine, mes maux de dos me réveillent la nuit, la fatigue me frappe comme des coups de fouets à toute heure de la journée, mais tout va bien et je me réjouis que bébé arrive, même si je me questionne. Est-ce que je vais être nostalgique de cet état de grâce, de plénitude que me procure cette grossesse ? Est-ce que l’accouchement va bien se passer ? Est-ce que je vais supporter la douleur ? Est-ce qu’on va y arriver ?

A trois semaines du terme, un événement bouleversant me confronte à la fragilité de la vie, à la mort. Le parrain du bébé a eu un très grave accident cardiaque. Je suis tout à coup déconnectée de cet état de plénitude, et même de mon bébé. J’ai peur, je perds confiance, je dérive de ma trajectoire, je suis focalisée sur cet accident. J’ai peur pour Tibo, d’abord, et puis je mélange tout. Je commence à avoir peur d’accoucher, j’ai peur de mourir, j’ai peur que Ju meure, j’ai peur que bébé meure. S’en suivent donc quelques nuits agitées où mes angoisses me prennent comme des vagues. La journée, je suis tendue, à bout de nerfs, je ne dors plus. Mon coeur bat beaucoup plus vite que d’habitude, et j’ai du mal à me calmer. Et si je devais accoucher là, ce soir ? Dans ces conditions affreuses ? Je pourrais pas… Je suis pas prête. Pas maintenant. Ca peut paraitre difficile à croire, mais j’ai le sentiment que bébé m’a entendue. Ces jours-là, il s’est fait discret. Pas de contraction, pas de douleur, j’ai l’impression d’être plus légère, bébé bouge moins que d’habitude… aurait-il compris qu’il fallait me laisser du temps ? Etre sûr que son parrain soit tiré d’affaire avant de se manifester ? Un soir, je finis par me dire que je dois arrêter d’avoir peur. Que j’ai de la chance. Putain oui, tellement de chance. De respirer, de porter la vie, que tout se passe bien… je peux pas me permettre d’avoir peur. Non. Je peux pas. Les jours suivants, j’ai attrapé la crève. Celle qui me prend souvent après un stress. Mais ça ne m’a pas empêché de passer mon temps à cuisiner, à préparer des plats tout prêts à décongeler pour quand bébé sera là. Des bouillons, des gâteaux, des soupes… Je me dis que ça nous sera bien utile. Tibo va mieux, l’été indien fait son apparition après quasi 15 jours de grisaille et de pluie, je me sens bien. Je suis prête. Même si j’ai le sentiment que bébé est bien là où il est. C’est sûrement pas pour tout de suite.

Samedi 10 octobre. Jour-J ? Soit disant. On ne devrait pas donner de date prévue d’accouchement. Déjà, ça ne veut strictement rien dire quand on sait que seulement 5 % des femmes accouchent à cette date, et que surtout, les calculs de terme varient d’un pays à l’autre. Mais même quand on sait ça, on a tendance à s’accrocher à cette fameuse date, comme une sorte d’objectif ultime. Si on disait aux femmes  » vous accoucherez très probablement entre le … et le … « , ça serait certainement plus zen à vivre. En tout cas pour moi, ça ne sera pas pour le 10, même si ça se prépare doucement, je le sens. Mais je me sens bien, je me sens prête, j’essaie de modérer mon impatience en profitant comme je peux : des films au FiFF avec Ju, un tour au marché de Namur, un petit café en terrasse sous un agréable vent d’automne… Le soir, je me mets en mouvement sur le ballon pour soulager mon bassin qui travaille pas mal ces jours-ci… Et à part ça, j’attends.

J’attends.

J’ai trop hâte de le découvrir, de toucher ces petits pieds qui me malaxent les côtes depuis tout ce temps, de percer le mystère de son sexe, de voir sa bouille, de sentir son odeur, sa chaleur contre moi, d’annoncer son prénom… Je vais mettre mon bébé au monde. C’est en s’entrainant, un soir, à mettre l’écharpe de portage avec Ju que j’ai réalisé que bébé  » ne m’appartenait pas « . Inconsciemment, jusqu’ici c’était le mien. A moi toute seule. Voir Ju avec cette poupée contre lui dans l’écharpe m’a fait comme un choc. C’est aussi son bébé. Autant qu’à moi. Il va être son papa. C’était assez émouvant.  » Tu vas mettre ton bébé au monde, Adèle. Et plus le temps passera, moins il sera  » à toi « , et plus  » il sera  » au monde  »  » (Evelyne).

Et puis ce soir-là, en allant me coucher, je suis submergée par une émotion qui me dépasse complètement. J’éclate en sanglots sans savoir pourquoi. Quelque chose me dit que mes hormones sont au climax… serait-ce un signe ? Quelques heures plus tard, je me réveille avec une belle contraction. D’autres s’enchaîneront très rapidement à trois minutes d’intervalle. Je réveille Ju. Je vais prendre une douche. Je suis calme, j’ai même envie de « me faire belle  » pour l’événement. J’enlève mes lunettes rafistolées pour mettre mes lentilles, je coiffe mes cheveux. Très vite, Ju téléphone à Maud, sage-femme de garde cette nuit-là qui nous dit de re-sonner dans une heure pour voir comment ça évolue. Les contractions s’enchainent, plus de doute. Ju rassemble nos affaires doucement, pendant que je « ôôôôôm » sur les vagues de mes contractions. Ca y est !! On est en route pour la maison de naissance ! Le trajet en voiture me parait être une torture, mais heureusement, on habite à dix minutes de là, ça ne sera pas très long. Et puis j’arrive quand-même à sourire sur le titre « Ouvrez les frontières » de Tiken Jah Fakoly (j’avais fait une compile « accouchement » qu’on a mis dans la voiture). Arrivés là-bas, Maud vient nous accueillir sur le pas de la porte. Je suis si heureuse de la voir, je la serre dans mes bras. On monte dans la chambre, des petites bougies ont été installées, l’ambiance est feutrée, il fait bien chaud, l’endroit parfait pour vivre ce que je m’apprête à vivre. Je me sens bien, en confiance.

Et puis me voilà entrée dans cette phase si étrange, si difficile à raconter avec des mots. Une sorte d’état d’extase primitif, j’ai l’impression de vivre une expérience chamanique. J’entre comme dans une sorte de transe, je pousse des cris graves, tout ça me dépasse complément, mon cerveau ne fonctionne plus de manière  » rationnelle « , il puise dans des ressources que je ne soupçonnais pas avoir. Maud et Caroline se font discrètes. Je pense qu’elles ont bien compris que Ju est la meilleure personne pour me soutenir, me réconforter. Je vois dans ses yeux une sérénité et une bienveillance si extraordinaire… il me donne confiance en moi. Il me guide à merveille, me parle sans cesse pour m’aider à surmonter les contractions si puissantes.  » Elles sont là pour le bébé, accompagne-les « ,  » vas-y, souffle dans le cercle qui s’agrandit « … J’entends tout ce qu’il me dit, et à la fois, j’ai l’impression qu’il n’est pas dans le même espace-temps que le mien. Je vois flou, je suis étanche à tout ce qu’il se passe autour de moi pour tenter de rester dans ma bulle. La voix douce de Maud qui m’encourage me rassure, je sens qu’elle est sereine. Je me dis que je suis contente qu’elle soit là, à vivre ça avec nous. Pour traverser cette tempête – je dirais d’ailleurs LA tempête de ma vie ! – je tente aussi de me raccrocher à tout ce qu’a dit Evelyne, pendant l’atelier sur le thème de la douleur :  » Le seul moyen d’en sortir, c’est d’y rentrer « . J’imagine toutes les autres femmes entrain d’accoucher au même moment que moi à travers le monde. Je m’efforce de me dire que finalement, ces quelques heures où mon col va s’ouvrir n’est pas si long, quand on sait qu’il est resté fermé pendant 28 ans.  » Plus c’est puissant, plus c’est efficace « .  » S’abandonner, se laisser aller, mon corps sait. « . Je me rappelle pourquoi je traverse tout ça…  » mon gros bébé  » : j’essaie de garder le contact. Encore une vague à traverser. Elles sont de plus en plus fortes, elles m’emportent. Je tire de toute mes forces sur l’écharpe que Maud à accrochée au-dessus de ma tête, ça m’aide beaucoup ! Mon doudou sur mes yeux m’aide aussi à me concentrer. Quand je perds pied, que les vagues me submergent, je lache quelques insultes, et puis je pense « bouchon de Liège « . Un petit bouchon de Liège au milieu des vagues, si grandes soient-elles, flottera toujours. Je pense au fait qu’on va enfin rencontrer notre bébé, ça me donne du courage. Et puis vient assez rapidement cette envie de pousser. Même si ce  » rapidement  » est tout relatif. Sur le moment, je n’ai aucune notion du temps, de l’heure qu’il est. Et pourtant, là, on est parti pour quasi deux heures de poussées où j’entre en contact avec cette partie de moi-même que je ne connaissais pas : cette force primitive, animale, instinctive. Je ne trouve pas de position confortable. Accroupie sur le lit, assise sur le cabinet de toilette, couchée sur le côté… Ces envies de pousser ne me donnent pas le temps de réfléchir. Je sens que bébé avance bien. Tout le monde m’encourage. J’entends  » on voit ses cheveux ! « .  » Il a des cheveux ??  »  » Oui ! Tout noir ! « . Alors ça ! Je n’ai plus de contraction, mais ça brûle tellement que je pousse quand-même. De toutes mes forces. Ca progresse bien, je le sens ! Une dernière poussée, et là… j’ai la sensation de mettre au monde l’univers tout entier. Les rayons du soleil filtrent à travers la tenture et m’éblouissent. Ju ne peut pas accueillir le bébé, parce qu’il a sa petit main à côté de sa tête, et enroulé deux fois dans son cordon (d’où la longue poussée). On pose bébé sur moi… je pleure. Je regarde Ju, quel amour intense. C’est une petite fille ! Elle est née le poing levé et elle sent la noix ! On plantera donc un noyer là où on enterrera son placenta.

On se pose à trois dans le grand lit, sur un air de  » Hunger – Until The Quiet Comes  » de Flying Lotus : un pur moment d’éternité. Un merci INFINI à Maud, à Evelyne et à Caroline, et puis, évidemment à Ju, qui a juste été exceptionnel, de m’avoir aidée à traverser ce tsunami d’amour. C’était juste merveilleux. La plus belle chose que j’ai faite dans ma vie. Je t’aime tellement ma petite Nicole.